Dans sa belle demeure de Pabarce, Judith Mayer s’était momentanément assoupie, devant un verre de vin blanc sec, sûrement l’un d’une des meilleures cuvées du pays. Elle avait beau avoir pris cette habitude depuis quelques semaines déjà, qui annonçait certainement un alcoolisme chronique, elle se refusait à boire de la piquette : une vingtaine d’années auparavant, son mari l’avait initiée aux plaisirs d’une excellente bouteille de Chablis, et la quinquagénaire s’était appliquée à déguster et à suivre ses conseils à la lettre. Ironie du sort : c’étaient ces mêmes recommandations qui la rendaient, à présent, avachie sur la table de la cuisine. Brusquement, ce fut une main sur son épaule qui la réveilla.
Dans un sursaut, elle aperçut le visage grave d’un infirmier, qui la regardait de toute sa hauteur.
- Vous ne devriez pas boire autant, madame Mayer, vous n’êtes plus …
L’intéressée l’arrêta d’un geste brusque, et d’un regard brumeux. Malgré les années qui avaient passées, Judith avait gardé son élégance et sa beauté naturelles. Les cheveux ébènes, très bouclés, arrivaient jusqu’au milieu de son dos, tandis que de jolis yeux noisettes habillaient son visage. Peu maquillée, les oreilles arborées de grandes boucles d’oreilles dorées, une taille assez fine. Elle questionna du regard l’homme en face d’elle.
- Il n’y en a plus pour très longtemps. On a fait tout ce que nous pouvions, nous l’avons gardé en vie bien plus longtemps que prévu, vous savez …
L’infirmier semblait faussement gêné par cette nouvelle, observant Judith Mayer avec toute la compassion dont il pouvait faire preuve. L’expérience lui avait fait comprendre que rien n’était plus imprévisible qu’une femme face à la mort de l’homme qu’elle aimait. Cependant, cette dernière paraissait étrangement sereine : elle se leva du tabouret, tituba l’espace de quelques secondes et monta les escaliers. L’intégralité de l’équipe médicale et des domestiques était agglutinée dans le couloir, devant la chambre à coucher du malade. Olga ne pouvait dissimuler les quelques larmes qui coulaient sur ses joues, n’osant croiser le regard de sa patronne. Judith ignorait sa présence, ainsi que celle des autres, et pénétra dans la chambre de son mari.
Toujours allongé sur le dos et la tête soutenue par un nombre incalculable d’oreillers, il lança un regard désolé à son épouse. Celle-ci, sans dire un mot, s’était à son tour allongée près de son mari, passant son bras au-dessus de son cou, un geste tendresse qui ne s'était plus produit depuis des années. Au bout de quelques minutes, elle se mit à sangloter.
- Arrête, Judith. Tu … le … savais.
Joseph Mayer avait beau réfléchir, il n’arrivait à se souvenir de la dernière fois où il avait pleuré. En tout, ce genre de moments pouvait certainement se compter sur les doigts d’une main. La première, à l’âge de six ans, lorsque son chat était mort empoisonné. Puis, adolescent, lorsque sa première petite amie l’avait quitté pour un autre garçon, plus grand, plus beau, plus athlétique. Puis à la mort de son père, fauché par une voiture. Il avait pleuré à peine trois fois en toute une vie.
-Je suis désolé. Pour la vie que tu as menée avec moi, pour tout ce que je t’ai fait endurer, puis avec Jude aussi. J’ai été dur avec elle, bien trop dur, et je n’ai pas su la comprendre, l’aider dans … sa maladie.
Le malade marqua une pause. C’était la première fois qu’il admettait que sa fille souffrait bien d’un mal profond. Repenti, il sentit son être vibrer.
- J'ai été égoïste, mais il n'est pas trop tard pour l'aider. Promets-moi de la laisser entre les mains de Taetra. De la laisser vivre ce qu’elle a à vivre. Elle le peut, elle a le droit, encore plus que moi, à son quart d’heure de gloire. Et elle le mérite, tellement, tellement fort … J’ai modifié … mon … testament. Ne sois pas triste, on se retrouvera. Je te retrouverai.
Pour la quatrième et dernière fois, le vieil homme à l’agonie pleura.