Retour à Nora

Walho, serein, passa ses bras autour des épaules de l'adolescente, puis la berça quelques instants. Il put supposer que ce genre de tâches faisaient elles aussi partie de ses devoirs. Après tout, du moment que la paie était conséquente, il voulait bien faire n'importe quoi. Après quelques instants, il lâcha Alix, en se relevant. Sa chemise dégoulinait désormais tout autant que les cheveux de la petite tapissière, mais après tout, il en possédait des dizaines d'autres comme celle-ci.

-Prenez le temps de vous relaxer, mademoiselle Firmin. Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à m'appeler. Je vous souhaite un bon bain.

En s'inclinant légèrement, il ferma la porte, laissant Alix seule. Non pas qu'il veuille enfin avoir la paix, mais d'un point de vue déontologique, il ne pouvait se permettre de rester à ses côtés, c'en serait devenu indécent.

Alix regarda Wawa franchir la porte de la salle de bain, qu'il referma aussi tôt. Entre deux éternuements, l'adolescente enleva ses vêtements trempés qu'elle accrocha au porte manteau, détacha ses cheveux et enjamba la baignoire. L'eau brûlante faisait rougir sa peau et elle plongea son corps frêle et fragilisé par sa baignade glaciale dans l'étang. L'odeur qui s'évaporait semblait rafraîchissante et fruitée, le majordome avait certainement du y disperser moult essences diverses. Le calme ambiant de la pièce n'avait rien de reposant, silence régulièrement brisé par les toussotements violents de la jeune fille. Au bout de quelques minutes, elle sortit de ce moment de ce détente, enroula une serviette de bain autour d'elle, s'allongea sur son lit et, sans prendre la peine de se glisser sous les couvertures, s'endormit à moitié nue et les cheveux trempés. La nuit avait commencé depuis un bon bout de temps et la tapissière rejoignait peu à peu les bras de Morphée.

Laly était restée comme une potiche près de l'étang où l'incident d'Alix avait eu lieu. Alors qu'elle se grattait nerveusement la tête, observant l'échange mouvementé entre le désormais roi Pendragon et Melody Jennsen. Son ami Snori avait beaucoup changé ces derniers temps, mais elle n'avait pas envie de se mêler de ses histoires : après tout, ils n'avaient jamais été vraiment amis tous les deux. Au contraire, ils n'avaient jamais vraiment discuté de quoi que ce soit. Avec toute cette effervescence et Nigfol qui avait disparu, Laly en oublia presque les autres, et surtout Zia. La révulseuse ne dormait pas au palais, se contentant depuis plusieurs semaines de sa modeste chambre d'hôtel, mais elle avait eu l'occasion de voir la rouquine dans sa chambre.

En arrivant au lieu dit, elle observa quelques instants le jeune fille sur son lit, inerte. Une drôle d'ambiance régnait dans la palais en ce moment, et la fille Vrag n'était pas si déçue de ne pas être parmi eux. Au contraire, cette atmosphère était devenue pesante. Après avoir toqué plusieurs fois à la porte et sans attendre l'autorisation de l'occupante, Laly avança et s'assit en tailleur au pied de son lit.

- Qu'est-ce que tu souhaites pour cette nouvelle année, Zia ?

La question était d'une banalité affligeante, mais son importance n'était pas moindre. Et puis, tant pis si la gamine se fâchait.

Cela faisait plusieurs heures à présent que Zia était seule, désespérément seule, oubliée de tous. Elle ne s’attendait plus à rien, se contenant de ses sombres pensées, et fut incroyablement surprise de voir que la seule personne à daigner lui accorder la moindre intention fut Laly. Depuis le départ, elle la voyait comme une personne froide, méprisante, ne manifestant pas la volonté de se lier avec les membres de l’expédition. Certes, avec Melody dans les parages, elle n’était pas la seule à se comporter ainsi, mais la présence de la capitaine aurait été moins étonnante, de par sa volonté à savoir tout ce qui se passait, instinct militaire oblige. L’hovoïte se tourna donc vers sa camarade, en passant en position assise sur son lit.

-Une année pleine de bonheur, de réussite, de paix, récita-t-elle.

Elle l’observait d’un air dépité, observant de quelle façon elle réagirait à cette boutade aussi stupide que sa question, mais se ravisa bien vite, car l’émotion la rattrapait, comme souvent. Par réflexe, elle tenta d’aller entortiller les extrémités de sa chevelure, ce qu’elle faisait étant stressée, mais ses cheveux avaient été coupés récemment. Dépitée, elle laissa tomber ses bras ballants. Elle prit un de ses multiples oreillers et le cala entre ses jambes, puis prit appui dessus. Elle fixait l’entrebâillure de la porte, l’air absente.

-J’aimerais que tout redevienne comme avant. Qu’on parte à l’aventure, qu’on se découvre, qu’on soit heureux quand on sait qu’on a quelque chose à manger. Mais ça, encore, c’est pas grave. Ce que je voudrais, c’est retrouver mes amis. Tu sais, toute à l’heure, je crois que j’ai été trop dure avec Alix, elle doit me détester maintenant. Je suis sûre qu’Oloren ne m’aime pas non plus, pareil pour Llednar, Melody, William. Même Snori se fiche totalement de moi maintenant. Je ne suis pas vraiment triste, je me sens totalement vide…

Allongée dans l'herbe, Melody avait perçu l'arrivée de Snori. Il avait l'air de meilleure humeur que tout à l'heure, mais cela n'excusait certainement pas tout. La capitaine était heureuse qu'il aille lui présenter des excuses, car elle était convaincu qu'il venait s'excuser, mais elle ne comptait pas lui pardonner. Pas maintenant, en tout cas. Elle était beaucoup trop vexée pour cela. Elle se rendait compte que cet agissement était stupide, mais elle n'en avait que faire pour le moment. La jeune femme ne bougea pas d'un pouce lorsque le roi d'Oran se plaça en face d'elle. Elle le laissa débiter ses excuses, mais manqua de s'étouffer lorsqu'il lui annonça qu'il désirait rejoindre l'armée. D'un ton dur et froid, elle répondit :

- Vous êtes à la fois trop vieux pour la formation militaire, et trop impulsif pour supporter une autorité supérieure et inconditionnelle. Je refuse votre candidature. Restez donc à votre place, c'est à dire ici. Vous serez plus utile pour tout le monde.

Elle ne parvenait pas à voir le visage de Snori, à cause du soleil qui l'éblouissait, mais elle se doutait qu'il ne devait pas être très heureux. Elle se leva et se retourna sans poser une seule fois son regard sur son ami. Comment pouvait il envisager de partir à l'armée, alors qu'il était assailli de responsabilités ici? Et puis, elle n'avait pas donné toutes les raisons de son refus. Elle ne voulait pas que Snori meure, et encore moins par sa faute. Elle reviendrai le voir plus tard dans la journée. Elle lui devait des excuses...

En entendant le discours de Zia, Laly se sentit presque troublée : cette sensation de vide, l'impression de n'être importante aux yeux de personne, elle ne connaissait que trop bien ces sensations. La révulseuse compatissait avec cette douleur qu'elle ressentait, mais elle jugeait mal venu de la prendre dans ses bras. Après tout, elles n'avaient jamais été très proches toutes deux, et une quelconque forme d'amitié exacerbée aurait certainement plus relevée de l'hypocrisie que de soutien moral. Elle décida donc de poser une main sur son genou, parlant avec toute la grâce et la gentillesse dont elle était capable.

- Nous vivons dans une période si difficile, entre toutes les catastrophes auxquelles nous avons du faire face, tout ce que nous tentons de prévoir et tout ce qui nous tombera dessus sans crier gare. Est-ce que ce manque d'attention signifie obligatoirement un manque d'amour ? Bien sûr que non. Si tu disparaissais, crois moi que tu laisserais une terrible peine et une déchirure monstrueuse dans le coeur de tous tes amis. Tu ne t'en rends pas forcément compte, mais c'est aussi ça grandir : accepter de ne plus être le centre du monde tout en restant une personne essentielle aux yeux de chacun. Et je peux t'assurer une chose : tu grandiras à chaque moment de ton existence, même quand tu seras une vieille femme.

Laly regarda Zia dans les yeux : elle ne savait pas vraiment si ses mots avaient eu un impact, et se décida finalement à lui parler de la chose qui l'intéresserait probablement plus.

- Tu sais, je crois qu'Alix est au moins aussi mal que toi : elle est tombée à l'eau, dans l'étang des jardins royaux. Bien sûr, elle ne faisait pas attention où elle marchait ... La pauvre. Walho s'est occupé d'elle, et elle doit certainement être dans sa chambre à se faire du soucis pour toi. Fais moi confiance : tu n'auras aucun mal à retrouver tes amis, pour la simple et bonne raison que tu ne les as jamais perdus.

Suite à la réaction de Melody et sa volonté ostensible à ne plus lui adresser la parole, Snori préféra se taire puis repartir en silence. Il savait pourtant que rejoindre l’armée aurait été une très bonne idée, car s’il devait avoir des responsabilités vis-à-vis de la guerre, il valait mieux qu’il sache de quoi elle en ressortait exactement. De toute façon, si la capitaine ne désirait pas parler aujourd’hui, tant pis, il irait voir ailleurs. Il marcha donc promptement vers la chambre d’Oloren, et y trouva la porte entrouverte. L’adolescente était près de la fenêtre. Il vint s’y accouder avec un grand sourire, et dit :

-Salut, petite chose. Alors, comment ça va ?

Une telle amorce était des plus simplistes, mais après tout, cela valait mieux que rien. Il s’en voulait un peu de ne pas lui avoir tenu compagnie ces derniers temps, et comptait se rattraper ce soir, que ce soit auprès d’elle ou des autres. Il savait qu’ils comprendraient tous, ou du moins l’espérait. Mine de rien, il se demandait également où se trouvait Erlyn. Depuis le passage à Rednow, plus personne n’avait de nouvelles de lui, à moins qu’Oloren soit au courant de quelque chose.

Les mots de Laly n’étaient pas réellement ceux que Zia avait besoin d’entendre. Certes, ils étaient tintés d’accents de vérité, mais il en sortait un certain pessimisme, une fatalité absolument terrifiante. Néanmoins, le simple fait que cette jeune femme froide comme la glace vienne lui porter conseil la réconforta grandement. Cette proximité physique qu’elle venait de créer, bien que minime, fut réellement plaisante, à un tel point qu’elle en ressentit des frissons dans tous le corps. En pleurs, elle descendit de son lit pour se placer dans les bras de la révulseuse.

-Je ne sais plus comment faire, murmura-t-elle entre deux sanglots. J’ai peur qu’ils se fichent de moi si je vais les voir…

Elle aurait clairement apprécié une aide quelconque de la seule personne qui semblait, à l'heure actuelle, se préoccuper d'elle. La situation dans laquelle Zia se trouvait lui paraissait à elle-même ridicule, ainsi blottie dans les bras d'une fille qui était presque une inconnue. Pourtant, elle ressentait tout à coup une certaine affection pour elle. Peut-être qu'ils l'avaient mal jugée, finalement.

Laly accepta volontiers la petite rouquine dans ses bras : elle ne lui avait jamais porté une grand attention, et pourtant ... Il y avait tellement de choses que la jeune femme regrettait mais aussi tellement d'actions dont elle était fière. Finalement, ce qu'elle avait accompli lors de la dernière quête était si minime, qu'une honte la submergeait soudainement : elle n'avait pas eu le courage et la détermination de ses camardes et, au contraire, s'était concentrée sur sa petite personne. Quel agissement absolument pitoyable pour une femme qui se désignait elle-même comme brave.

Elle caressa les cheveux de Zia avec un amour pratiquement fraternel, faisant un mouvement de balancement entre la gauche et la droite, le tout dans un émouvant et étrange silence. Puis, elle releva le menton de l'adolescente, puis la regarda avec sincérité et douceur.

- Zia, tu as vaincu un dragon, des Ombres assoiffées de sang, des brigands violeurs et tu as réussi à trouver un artéfact légendaire. Tu vaux bien mieux ce que tu penses. Tes amis n'ont rien de semblable avec tous ces ennemis que tu as bravement combattus, ils n'attendent pas de toi un faux-pas pour t'écraser ou pour t'humilier, bien au contraire. Ils t'aiment profondément, dis-leur simplement ce que tu ressens, que tu regrettes ou ce qui te tient à coeur. Parfois, les vrais amis n'ont même pas besoin de se parler pour se comprendre.

Quelle ironie : Laly donnait des conseils à Zia sur les relations amicales, sujet dans lequel elle n'avait jamais eu la moindre expérience ...

Laly ne pouvait qu'avoir raison. Les tournures utilisées furent, en l’occurrence, absolument parfaites. Les dragons, les nailikans, tout un tas d'ennemis, et elle aurait peur de ses amis? Stupide était le seul mot pour décrire son comportement. Heureusement que la révulseuse avait été là ce soir, car ses dires permirent à Zia de se libérer. À présent, même si elle bouillonnait d'envie d'aller voir Alix ou Snori, elle avait elle aussi quelque chose à dire. Cette chose, elle venait d'y penser à l'instant, lorsqu'Inès avait évoqué sa bravoure. "La plus grande épéiste d'Hovo". Son nom était Zia Fambriel. Fambriel. Une famille, étendue, qui l'aimait, qu'elle avait littéralement abandonné. Elle avait menti à tous en se faisant passer pour une orpheline, afin d'être acceptée par le prince, également par Melody. Aujourd'hui, tous ces secrets devaient être dévoilés, mais elle ne se sentait pas assez forte pour tout avouer directement aux principaux intéressés.

-Laly, tu sais, par rapport à mes parents...ils ne sont pas du tout mort. Je crois qu'ils doivent m'attendre, près de Wuhm...

Honteuse, elle s'éloigna légèrement de sa toute nouvelle amie, puis ferma les yeux en se mordant la lèvre, craintive de la réaction à laquelle elle devrait faire face. Ce n'était peut-être pas une si bonne idée de tout dire...

Laly ôta les mains des yeux de Zia, et les empoignant avec tendresse. Elle fit un sourire timide.

- J'ai menti durant des semaines, je vous ai caché que j'étais la fille de l'homme politique le plus infecte de tout Valato, j'ai renié mon peuple, ma culture et ma patrie pour être acceptée comme je suis. Ce n'est pas moi qui vais te juger pour ce genre de choses. On est quitte à présent, je crois. Que tu sois une orpheline ou que tu sois tendrement aimée par des parents, ça n'a aucune importance : tu es toujours une fille bien, droite et vaillante, n'oublie jamais ça.

Bizarrement, la révulseuse avait envie de fondre en larmes, et en livrant de tels mots justes envers une adolescente perdue, elle sentait sa carapace se briser en mille morceaux. Les yeux humides, elle lâcha les mains de la jeune fille.

- File, ils doivent certainement t'attendre.

Enfin convaincue, ce fut avec le sourire que Zia partit vers la chambre son amie, non pas sans avoir longuement remercié Laly auparavant. Elle ne savait toujours pas, à ce propos, s’il était judicieux de la nommer par son pseudonyme ou bien par son vrai nom, mais elle n’accorda qu’une minuscule attention à ce simple détail. La grande pièce donnée à Alix se situait non loin, à l’autre extrémité du large couloir richement orné. L’hovoïte trouva une porte fermée, pourtant elle l’ouvrit d’un coup sec, avant de se jeter sur le lit. Sans vraiment de délicatesse, elle réveilla sa camarade endormie, en lui secouant l’épaule puis en lui pinçant le nez. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Zia fit mine d’être à peine arrivée. Avec un rictus entre la joie et la gêne, elle lui dit :

-Je suis désolée Alix, j’aurais pas te parler comme ça. Toute cette histoire m’est montée à la tête, mais c’était juste de ma faute. Je veux qu’on redevienne amies !

Cette dernière phrase fut prononcée avec un entrain similaire à celui de la petite tapissière, accompagné d’une certaine candeur et d’un léger rire nerveux. Parler d’une façon si franche après tous ces jours de silence faisait le plus grand bien. Au même moment, alors qu’Inès était toujours assise près de lit de Zia, Llednar entra dans la chambre, puis s’adossa au mur. Il lança un regard incongru à la révulseuse. Depuis l’extérieur, il avait entendu l’intégralité de leur conversation, qu’il jugeait au final assez stupide bien qu’émouvante. Il fourra ses mains dans les poches arrières de son pantalon, puis poussa un long bâillement, afin d’affirmer sa présence.

-Depuis quand tu t’occupes de ce genre d’histoires toi ? demanda-t-il non sans une pointe d’ironie dans la voix.

Snori, en regardant quelques étoiles à travers les épaisses vites de la fenêtre, pensa à la façon dont il avait connu Oloren. Toutes ces pseudo-attaques avant le voyage, son caractère sulfureux, sa rage de vivre. Finalement, peut-être que la vie au palais ne lui réussissait pas, et cela était sans doute de sa faute. Il avait la tâche de s'occuper d'elle, mais Erlyn serait sans doute déçu en les retrouvant.

-Aujourd'hui, c'est le nouvel an. Je suis désolé de ne pas avoir été là ces derniers temps, mais il n'y a rien de mieux qu'une bonne fête pour arranger les choses, tu ne penses pas?

Alix regarda Zia, la tête embourbée par son réveil violent, encore à moitié nue sur son lit. Sa gorge la démangeait atrocement et elle mit quelques secondes à remettre les paroles de la rouquine dans le contexte : elle s'excusait parce que ... parce que quoi déjà ? Ah oui, parce qu'elle était fâchée de s'être fâchée à cause d'un fâcheux mal entendu. Réajustant la serviette qui laissait apparaître un peu trop de peau à son goût, elle s'adressa tout sourire à la jeune fille :

- Tu m'as beaucoup manquée, mais tu sais, moi aussi je me suis mal comportée. J'ai été bête comme une plante verte, et je me suis presque noyée dehors. Bah oui, une plante verte ne sait pas nager ... et si c'était le cas, elle nagerait sans doute mieux que moi. Si tu m'avais vu, couverte de bidules tout vert ... Moi aussi je veux qu'on redevienne amie, je m'ennuie trop sans toi, et quand tu ne me surveilles pas, il m'arrive encore plus de catastrophes ! Je t'aime Zi... ATCHOUM !

Laly était heureuse d'avoir pu porter secours à l'adolescente, et était restée assise sur le lit, avec un sourire qui devait certainement sembler stupide à Llednar. Cela faisait tellement longtemps qu'elle n'avait pas parlé au jeune homme, depuis exactement trois semaines. Elle avait encore en mémoire la fin tragique de Nino, passée sous silence, et tout ce qu'il s'était confié. Tout cela paraissait loin, comme s'ils étaient devenus deux personnes différentes : quelque part, cette quête l'avait très certainement changée.

- Va savoir, je suis sans doute devenue altruiste avec le temps. Blague à part, en cette fin d'année, je pense que tout le monde devait être heureux ce soir. Et puis, Zia est une fille drôlement bien et qui le mérite amplement.

Le discours d'Alix, mal formulé comme d'habitude, parvint très facilement à émouvoir l'hovoïte. Finalement, leur querelle était des plus absurdes, et la résoudre fut affaire facile: il suffisait d'une petite noyade puis de quelques mots! Elle s’apprêtait à la serrer dans les bras, mais en se rendant compte de sa quasi-nudité, elle préféra lui passer au préalable une grande couverture de laine autour du corps. À présent, elle ressemblait vraiment à un vermisseau marron possédant une tête humaine, mais peu importe.

-Tu devrais te rhabiller, on va aller chercher tous les autres et faire une méga-fête! C'est la nouvelle année, alors hors de question de rester chacun dans notre coin!

Llednar, pour sa part, n'avait pas grand chose à ajouter. Zia était effectivement quelqu'un de méritant, de par sa volonté immuable à poursuivre ses buts, si absurdes soient-ils. Pourtant, le rôdeur avait envie de parler ce soir. Il appréciait beaucoup Inès, sans doute plus que tous les autres ex-membres de l'expédition, car il avait été le seul à rester à ses côtés durant toute leur aventure.

-Toi aussi, tu es quelqu'un de bien. Peut-être que tu refuses de l'être, mais tu ne pourras pas toujours renier ce que tu es réellement. Tu sais, j'ai appris bien des choses en suivant Snori. Même s'il s'est momentanément écarté du droit chemin, il reste un modèle pour moi sur beaucoup de points. Tu devrais essayer la méditation, cela pourrait te faire le plus grand bien.

Alix se mordilla la lèvre : s'habiller ? Quel genre de vêtements pouvait-elle mettre pour ce genre d'occasion ? Sans mot dire, elle fonça vers l'armoire massive, regarda avec attention tout ce qui était à sa disposition. Finalement, elle se décida pour une robe noire à bretelles et une paire de chaussures plates. Ce genre d'accoutrement n'était pas vraiment de saison, mais elle s'en fichait éperdument et, avant de s'enfermer dans la salle de bain, elle lança à son amie un furtif :

- Attends moi là !

Trois minutes plus tard, elle sortit de la pièce les cheveux relevés, habillée et chaussée d'une élégance rare. Sans bijou, sans autre artifice que son sourire et ses grands yeux, elle avait pris au moins cinq ans de plus. Prenant par le bras Zia et posant sa tête sur son épaule, elle lui demanda :

- Voilà, je suis prête ! Moi je te dis, on va drôlement bien s'amuser !

Même si l'apparence d'Alix était plus celle d'une adulte affirmée, son caractère n'avait en rien changé : toujours cette même candeur et cet air enfantin qui pétillaient dans son regard.

Pour une raison qu'elle ignorait, Laly était touchée par les mots de Llednar. En fait, elle était constamment émue de toute sorte de chose mais elle gardait un certain maintien d'elle-même . Cette manière de penser, cette façon de contrôler ses sentiments tenaient probablement de son éducation, ce qui la chagrinait. Après un moment d'hésitation, elle se décida à se confier.

- Tu sais Llednar, je me suis rendue compte d'un truc. Je ne t'ai jamais dit merci pour avoir été là durant toutes ces semaines. Je sais, c'est très certainement dérisoire mais ... mais je n'ai jamais eu de vrais ami, ni même le moindre ami. J'ai toujours pensé que les autres n'étaient pas assez bien pour moi, mais je me rends compte aujourd'hui que c'était certainement moi la plus idiote de tous et surtout la plus méprisable. Je n'ai jamais différencié "avoir du caractère" et être prétentieuse et imbue d'elle même. En tout cas, même si ça peut paraître idiot ... Merci. Le chemin sera encore long et tu as raison : je vais me mettre à la méditation.

Plongée dans ses réflexions, Melody déambulait sans but dans les couloirs du palais. Elle venait d'apprendre que Snori souhaitait quitter le "poste" de roi d'Oran. Elle se doutait qu'Irwan n'accepterait jamais ce genre d'attitude de la part de son élève, mais elle comprenait désormais la requête de son ami. Elle se reprochait de lui avoir parlé sur ce ton, mais lui en voulait aussi pour la manière dont il s'était comporté pendant ces 15 jours, et surtout tout à l'heure. En gros, elle était totalement perdue. Et les lettres régulières qu'elle recevait de Roche ne la rassurait pas vraiment sur l'état de la guerre. Alors qu'elle était accablée par ses soucis, elle percuta soudainement quelque chose, ou plus vraisemblablement quelqu'un. Tombant à terre en même temps que l'homme qui se trouvait en face d'elle, elle se releva bien vite, et tendant une main vers la personne qu'elle venait de bousculer, la capitaine cru pendant un moment qu'elle hallucinait. Elle venait de percuter le sosie de Snori. La bouche pendante, elle mit un instant à comprendre qu'il s'agissait de son frère, dont tout le monde parlait au palais. Attendant que le jeune homme attrape sa main, elle dit :

- Toutes mes excuses. J'était plongé dans mes pensées... Vous êtes le frère de Snori?

La collision fut somme toute assez douce, mais ce fut la surprise qui fit tomber William. Il avait pourtant entendu arriver cette femme depuis une certaine distance, mais n'avait pas eu la présence d'esprit de s'écarter de son chemin. De mémoire, il ne lui semblait pas avoir déjà entendu cette voix ou ressenti cette odeur dans le palais. Soit elle était nouvelle, soit elle se faisait sacrément discrète. Quoiqu'il en soit, vu les tremblements légers de sa main lorsqu'elle l'aida à se relever, elle se faisait du tracas pour quelque chose. Posant nerveusement une main sur sa nuque, le frère de Snori dit:

-Toutes mes excuses, c'est de ma faute. Je suis en effet cette personne, mon nom est William Pendragon. Je suppose que vous êtes quant à vous la capitaine Jennsen. Je peux vous aider pour quoi que ce soit?

Il parlait avec une élégance qui lui était propre, car il n'avait d'autres choix que de s'élever par sa façon d'être en tant qu'aveugle. Il savait désormais à qui il faisait face. Son frère parlait souvent de cette fille-ci, non pas sans une certaine émotion. Il aurait bien aimé savoir ce qui la préoccupait à l'heure actuelle, ne serait-ce que pour se rendre utile. Les fêtes s'organisaient absolument partout ce soir, pourtant ses amis n'avaient pas pu se libérer, alors il se retrouvait seul. Il pensait à inviter Oloren ou Alix, cependant il se doutait qu'elles auraient autre chose à faire, et il comptait donc rentrer chez lui, bien que cela ne l'enchante guère.

Snori accorda un grand sourire à Oloren. Si elle voulait danser, ils trouveraient sans la moindre difficulté une salle où la fête battait son plein, et la présence des autres serait sans doute amusante également. Joueur, il tira une révérence volontairement trop marquée, avant de se redresser en lui tendant la main.

-Avec grand plaisir, petite chose.

Zia sortit dans les couloirs avec Alix, non pas sans une pointe de jalousie. Son amie était tout particulièrement belle ce soir. Avec cette robe de soirée, elle faisait quelques années de plus, ressemblant à une jeune femme dans la fleur de l'âge. Elle, à côté, avec son pantalon en denim et son manteau noir grand ouvert vêtit par dessus une simple chemise, avait de quoi admirer l'adolescente. Passant une main dans sa chevelure rousse emmêlée, elle s’apprêtait à la complimenter, quand elle entendit Melody parler à quelqu'un non loin. Allant voir de quoi il était question, elle la vit aider William à se relever. Depuis les trois dernières semaines, elle n'avait pas été franchement sympathique avec le cadet des Pendragon.

-Oh, Alix, nous devrions peut-être les inviter, non?

Llednar, après avoir répondu à Inès d'une simple tape sur l'épaule, se dirigea pour sa part vers le jardin intérieur, sans doute l'endroit qu'il préférait dans cette ville. C'était calme, c'était bien.

A son regard vide lorsque William Pendragon se relevai, Melody comprit qu'il était aveugle. Elle l'avait sans doute déjà entendu, mais ne l'avait pas mémorisé. Le jeune homme était en tout cas aussi galant que Snori dans ses meilleurs jours, sinon plus. Même sa proposition d'aide était charmante.

- Malheureusement, a moins que vous ne puissiez résoudre la guerre, ou m'aider à comprendre votre frère...

Après ces paroles assez pessimistes, ils marchèrent côte à côte et silencieusement. S'en voulant d'avoir parlé en ces termes au jeune homme, qui voulait simplement l'aider, elle demanda :

- Vous ne faites pas la fête, comme tout le monde dans le palais?

La nuit était couché, et les couloirs qu'ils traversaient étaient déserts. La fête devait battre son plein quelque part dans le palais. Que faisait le frère du roi ici?

Alix avançait, guillerette, vers Melody et William. Elle-même avait conscience qu'elle était bien plus jolie que d'habitude, et c'était sans doute le première fois qu'elle portait une robe aussi luxueuse. Non sans une certaine fierté et assurance malhabile, elle s'adressa à ses deux interlocuteurs :

- Dites, le roi Pendragon donne un genre de bal pour la fin de l'année ? C'est où ? J'arrive toujours pas à me repérer ici ... Oh, vous avez vu ma robe ?

Elle se tourna d'abord vers la militaire, puis vers William : elle avait oublié qu'il était aveugle ... encore. Plus que tout, elle regrettait qu'il ne puisse pas la voir telle qu'elle était maintenant.

Laly, après s'être livrée à son ami, s'affala sur le lit de Zia, la tête enfoncée dans les oreillers. Elle ne savait pas vraiment comment réagir et n'était pas d'humeur à aller s'amuser avec les autres. Le silence qui s'installa était bien plus terrifiant que tout le reste. Au bout de quelques secondes, Nigfol apparut. Aller contre l'envie de briser ce moment d'émotion avait du être extrêmement difficile, et maintenant que tout le monde était parti, elle allait enfin pouvoir dire quelques mots. Avec un sourire plein de sous-entendus, elle s'adressa à sa porteuse.

- ... T'es carrément amoureuse de lui, nan ?

- La ferme, toi.

Avant qu'Alix ne vienne les interrompre, le jeune homme eut le temps de répondre à la capitaine.

-Oh, tout le monde ne fait pas vraiment la fête vous savez. Je pense qu'Irwan se trouve encore dans sa bibliothèque, et que Walho reste dans les parages, pour l'assister.

William n'avait pas entendu parler du moindre bal royal. Non, à vrai dire, les fêtes se passaient en ville, à divers endroits. Tous les grands bâtiments, dont certains militaires, avaient été adaptés pour l'occasion. De tout Nora, seule Alix semblait ignorer cela. Ici, personne n'était touché directement par la guerre. Les frontières oranienne restaient les seules encore sûre, ce qui installait une certaine ambiance de sérénité au sein de la capitale de la culture. Ainsi, la fête battait son plein pour ce jour de l'an, même durant une période aussi sombre. Le cadet Pendragon aurait pu être vexé par la question d'Alix, mais ce fut tout le contraire. En se lamentant continuellement, on ne gagnait que le dédain des autres, par leur respect ou leur amitié.

-Tu es vraiment splendide ce soir! affirma-t-il. Et je dois dire que tu n'es pas la seule...

Il lança un grand sourire vers Zia, ayant suivit son amie de près. Retrouver cette exubérance naturelle lui plaisait énormément après ces quelques temps de froid,pourtant cette assurance n'était pas la sienne. Gênée du compliment au final assez malhonnête de William, elle marmonna maladroitement:

-Y'a bien qu'un aveugle pour me dire ça...

Aussi loin qu'il puisse se souvenir, Snori avait toujours vu Oloren se vêtir de la même façon, avec ces quelques foulards somme toute assez esthétiques, mais relevant bien d'un milieu et d'un style peu bourgeois. L'idée de la voir vêtue d'une façon plus noble était donc attrayante, n'aurait-ce été que par simple curiosité.

-Cela ne saurait être plus recommandable que ce soir, gente dame.

Sentant Zia un peu frustrée, Melody tenta de d'apaiser les tensions. Elle en avait suffisamment eu pour la journée!

- Allez, William, guidez nous vers un lieu où nous pourrions faire la fête.

Elle regretta aussitot de lui avoir demandé ceci. Il était vrai que l'homme était aveugle. Néanmoins, il ne sembla pas s'en offusquer, et commença à prendre une direction. Tous le suivirent, se demandant où il allait les guider...

Nigfol ne pouvait s'empêcher d'extraire un rire nerveux lorsqu'Inès lui demanda de la fermer. Rien que par cette réponse, l'artéfact savait qu'elle avait tapé dans le mille : sa porteuse ressentait certainement bien plus que de l'amitié pour Llednar. Virevoltant autour d'elle, juste à côté de ses oreilles, elle parlait de manière surexcitée.

- Roooh, arrête ton char ! Tu te rends pas compte comment tu le regardes ? Et puis, tes petits discours genre "merci, t'es absolument merveilleux, gnagnagna ...". Ça fait plus de deux mois que je te connais, que je suis avec toi jour et nuit, et je t'ai jamais entendu dire des trucs aussi guimauve ! Allez, avoue au moins ! Avoue que t'es amoureuse lui !

Laly releva sa tête de son oreiller, regarda l'avatar avec des yeux ronds et approcha la main pour lui donner une tape. Lorsqu'elle se rappela que Nigfol était immatérielle, non sans être vexée, elle haussa les épaules. Faisant tourner l'anneau offert par l'inconnu du port autour de son doigt, elle répondit à l'artéfact.

- Je n'ai strictement rien à avouer. C'est dingue, pourquoi vous êtes tous à ce point surpris que je puisse être une personne gentille ? Llednar est mon ami, point barre. Sûrement la personne que j'apprécie le plus au monde, mais ça s'arrête là. Et arrête de parler aussi fort, les gens pourraient croire à tes âneries.

- Oui, on se demande pourquoi ça te dérange, s'exclama t-elle, ironique.

Excédée, Laly empoigna un oreiller qu'elle lança en la direction de l'avatar, passant à son travers et venant finir sa course sur le sol. Nigfol s'esclaffa une nouvelle fois, tira la langue en direction de sa porteuse tout sourire.

- Encore raté !

Alix aussi trépignait. Apparemment, même la militaire allait être parmi eux et cela réjouissait l'adolescente. D'un pas léger et réjouis, elle suivait William, Zia sous le bras. Quand soudain, une idée lui traversa l'esprit : elle n'avait jamais appris à danser.