Au palais de Nora.

Déjà une semaine que ses amis étaient partis. Alix, assise à son bureau, ne pouvait pas s'empêcher de penser à tout ce que ses compagnons devaient être en train de vivre, et d'imaginer le retour de sa meilleure amie au palais. Lorsqu'ils étaient partis, la jeune fille avait agité les bras pendant un bon quart d'heure, jusqu'à ne plus apercevoir la dizaine de chevaux à l'horizon, se mordillant les lèvres et agitant sa tête pour empêcher les larmes de couler. Elle avait beau se dire qu'ils reviendraient bientôt, qu'ils feraient une grande fête pour honorer leur victoire, tout n'était malheureusement pas aussi simple. Et, de sa pauvre petite personne, Alix tentait de s'occuper et de remonter la pente comme elle le pouvait.

Depuis quelques jours, la tapissière s'était mise en tête de faire, de ses mains, une sculpture d'elle et de Zia. La rouquine n'avait pas encore fêté son quinzième anniversaire, et cet objet artisanal serait sans doute un cadeau assez original. C'est ainsi qu'Alix, les doigts, le nez et même les cheveux couverts d'argile, s'adonnait à cette tâche, pour la moins ardue, quotidiennement. Qui plus est, les deux représentations des jeunes filles étaient totalement disproportionnées : Zia avait un bras bien plus long que l'autre, le nez tordu et un pied en moins. Quant à Alix, la figurine en terre cuite arborait une bedaine conséquente et un cou inexistant. Walho, dans sa dévotion et son amabilité habituelles, lui avait fourni du raphia orange et jaune pour les cheveux, ainsi que des chutes de tissus de toutes les couleurs pour les vêtements. Inutile de préciser que la jeune fille, ravie, s'était mise en travail instantanément. Sans grande surprise, le résultat n'était pas spécialement convaincant, mais la tapissière, en éternelle optimiste, n'était pas peu fière de son œuvre. La rangeant délicatement sous le lit, elle sortit de la pièce, à la recherche d'une mini épée à ajouter à sa mini Zia.

Tandis qu'elle arpentait les couloirs du palais, elle passa en face de la chambre du dénommé Edward. La jeune fille ne lui avait jamais adressé la parole, ignorant même si ce garçon était un tant soit peu sympathique. Comme elle vivait recluse depuis une semaine, un contact social quelconque serait sans doute le bienvenu. Après avoir frappé à la porte, et sans attendre la moindre réponse de l'occupant, elle passa sa tête dans l'entrebâillement.

- Salut, moi c'est Alix ! Tu ... Vous ... Tu ... Ça va ?

Edward faillit tomber dans sa chaise lorsqu'il eut la surprise de voir la jeune fille entrer dans sa chambre. Il croisa le regard d'Alix, puis détourna les yeux aussitôt, presque gêné. Il était en pleine lecture d'un livre historique sur la dernière guerre, qui aurait pu être utile à la compréhension des relations entre les contrées de Valato, et l'arrivée d'Alix l'avait totalement déstabilisé. Se relevant et faisant face à la jeune blonde, du même âge que lui, il bafouilla un :

- B-Bonjour. Heuuu, oui ça va, et toi?

Quel crétin il faisait. Il conversait avec les plus grands esprits de ce siècle tous les jours, et il n'était même pas fichu d’enchaîner deux mots intelligiblement face à une jolie fille... Il ne lui avait même pas dit son nom.

- Ah, euh... Moi c'est Edward!

En une simple semaine, les choses avaient bien changées. Gueldre et Irwan, conscients de leur position instable, étaient sur le point de signer les accords pour la fusion orano-luuwrienne. Restait encore à désigner un nouveau régent, qui serait à la tête de l'état avant que de nouvelles élections soient organisables. En attendant, le chef politique de l'alliance serait choisi par l'ensemble des ministres et politiques les plus éminents des deux états. À la grande surprise de chacun, Knell ne se portait pas candidat. Ces derniers temps, son travail l'accablait tellement qu'il n'avait plus eu le temps de s'adonner à sa passion: l'histoire. D'ici quelques jours, il pourrait enfin vivre paisiblement. En attendant, il y avait encore beaucoup à faire. Walho, étrangement, prenait de plus en plus d'importance dans la grande salle de réunion. Sa qualité de porteur d'artéfact lui valait un respect presque gênant. Fort heureusement, Nahaow venait bien souvent détendre une ambiance bien trop sérieuse à son goût par ses pitreries. Après tout, d'apparence, le jeune elfe ne devait pas avoir plus de seize ans. Libéré après une délibération bien trop longue, le majordome s'apprêtait à prendre un grand bain. Après tout, le palais était vide ces derniers temps, et ce ne ferait de mal à personne s'il utilisait la grande salle d'eau quelques minutes. L'avatar flottait avec nonchalance à ses côtés. Il n'avait plus besoin de se cacher, à présent.

-Tu as bien fait de ne pas aller avec Kellue, affirma-t-il. Ohihir est tellement ennuyeux. J'ai toujours envie de lui tirer les babines pour l'embêter, mais il serait capable de me tuer.

-Je ne suis pas aussi fou que Fushy. Je n'aime pas me battre pour rien, répondit l'homme à la peau foncée.

-Et tu as bien raison! On est bien plus tranquille ici! Mais j'aurais aimé que tu dises à tout le monde que j'existait un peu avant. J'aurais bien aimé pouvoir voir Nigfol, tout ce temps.

Walho lui adressa un petit sourire d'excuses. Il ne pensait pas souvent aux états d'âmes de son compagnon. Tout en se promettant d'y faire plus attention dans le futur, il s'engagea dans le long corridor des appartements privés, et y aperçu Alix...une épée à la main. Mettre une arme dans les mains de cette adolescente était la dernière des bêtises à faire. Danna seule savait ce dont il pourrait advenir si elle faisait preuve de son éternelle maladresse. D'un pas calme mais à l'affût de la moindre sottise, le trentenaire s'approcha de la jeune fille. Nahaow, une fois sur place, lui adressa un grand sourire charmeur.

-Une épée? demanda Walho. Je peux savoir qui vous comptiez assassiner, mademoiselle Firmin?

Alix n'avait jamais tenu une arme comme celle-ci entre ses mains et ne savait même pas comment s'en servir. Enfin, elle avait vu à maintes reprises des combats et entraînements épiques entre Snori et Zia à l'épée, mais était bien incapable de faire de même. Lorsque Walho l'intercepta, elle sentit ses joues rougir, bafouilla quelques mots pour éviter de paraître ridicule.

- Ben non, je veux pas assassiner quelqu'un mais euh ... en fait, j'étais passée dire bonjour à Edward, je lui ai demandé s'il avait une mini-épée pour ... Oh, je t'ai dit que je faisais une statue de Zia en argile pour son anniversaire ? Donc, vu qu'elle est épé...épé...épé... enfin, qu'elle se bat avec une épée quoi, je me disais que ça aurait été bien de lui en mettre une. Mais, je ne me doutais pas qu'Edward allait me donner ça ... C'est un cadeau de quelqu'un de sa famille, puis c'est beaucoup trop grand. Je crois que je vais fabriquer ma propre épée en cure-dent.

Son discours était tellement insensé, et elle en avait elle-même conscience. Elle agita la main en direction de l'avatar aux côtés du majordome.

- Coucou toi !

Le simple fait d'imaginer cette dite sculpture fit tirer un grand sourire à Walho. Nul doute, elle devait être absolument hideuse, mais finalement, l'intention comptait plus que tout. Le majordome, connaissant bien la petite Fambriel, avait du mal à l'imaginer au combat. Certes, elle faisait preuve d'une fouge sans nom, mais tout de même, elle conservait cette sensibilité propre aux jeunes de son âge. Mais après tout, en était-il sûr? Contrairement à beaucoup, Zia était assidue, travaillait sans relâche, ne se plaignait que très peu; pour faire simple, ses actes étaient déterminés. Tout compte fait, Alix avait raison de lui placer une arme entre les mains. Mais pas en cure dents. Elle ne parviendrait jamais à représenter une chose pareille.

-Avez vous pensé à aller voir dans la salle d'armes? Peut-être y trouverez vous ce que vous cherchez.

-Oh, laissa la tranquille "Wawa". Si elle préfère des cure-dent, alors libre à elle! Je me présente: Nahaow! Tu peux déjà m'appeler "mon ami", je t'aime bien, petite fille!

On oubliait souvent que la plupart des artéfacts étaient vieux de plusieurs siècles, malgré les apparences. L'elfe à la chevelure pourpre était en tout cas ravi de rencontrer une nouvelle tête. Cette Alix semblait assez amusante. Peut-être pourrait-il passer un peu de temps avec elle, à défaut de pouvoir voir ses amis. Tout à coup, il y eut comme un choc dans son esprit. Un instant, il resta figé, le regard vide, puis il fit quelques pirouettes en poussant un petit cri de joie. Offtaür venait de lui communiquer un message qu'il s'empressa de transmettre à son tour.

-Vos amis ont retrouvés vos autres amies! Et je crois qu'ils vont récupérer Nigfol par dessus le marché. Tout le monde semble aller bien là-bas.

Alix, amusée face à l'avatar, fit un large sourire et une jolie révérence.

- Nahaow ? Quel drôle de prénom ... Oh, toi aussi tu l'appelles Wawa ?! C'est dingue ! Je crois que tu étais fait pour ce nom, c'est tellement plus joli que Walho ! J'irai voir dans la salle des armes tout à l'heure mais ... tu n'aurais pas vu William ?

William s'était fait assez discret ces derniers temps. Il fallait dire que, contrairement à Alix et les autres, il ne vivait pas au palais mais résidait chez ses parents, à l'est de la ville. Il passait alors beaucoup de temps à traîner avec ses multiples amis, profitant de la vie malgré la guerre, apportant un peu de joie dans les tristes rues de Nora. On les voyait souvent gratter des guitares sur des placettes, ou mettre en scène des piécettes théâtrales. Ils ne faisaient pas ça pour l'argent, loin de là: à leur âge, ils ne pouvaient rien en tirer. C'était simplement une passion, une raison de garder le sourire. Même s'il avait totalement délaissé sa petite amie officielle, il ne fallait pas voir le cadet Pendragon comme un mauvais garçon: il apportait la joie de vivre autour de lui, se battait à sa façon, surpassant son handicap. Enfin, tout de même, pas la moindre nouvelle depuis une dizaine de jours...

-Non, je ne l'ai pas vu, mademoiselle Firmin, répondit Walho, un peu gêné. Mais, si vous le désirez, je peux vous donner son adresse. Il y a fort à parier que vous le trouverez pas chez lui, mais cela vaut mieux que rien.

Nahaow lançait un regard à la petite, un sourire sur les lèvres. L'amour poussait les gens à se comporter de bien étrange manière. Les artéfacts avaient compris cela depuis longtemps et s'étaient retirés la capacité de se prendre d'affection pour les autres. Cela n’empêchait pas certains -ou plutôt certaines- de continuer à se servir des faiblesses humaines dans leur propre intérêt.

Une adresse ? Alix ne s'imaginait pas débarquer chez William de cette manière, sans y être invitée. Puis, au fond, s'il n'avait pas donné de nouvelles depuis tout ce temps, c'était qu'il ne devait pas en avoir envie. Peut-être même qu'il ne voulait plus la voir du tout ...

- Tu es gentil, Wawa, mais je me perds déjà dans mon lit, alors trouver une maison précise dans tout Nora ... Puis, depuis cette soirée du nouvel an, il a certainement des trucs à faire. Oui, ça doit être ça. Il doit être occupé.

Bien sûr, Alix tentait de se persuader de cette hypothèse sans trop y croire. Elle avait lu que les gens amoureux ne supportaient pas de vivre loin de l'autre : il n'était sans doute pas amoureux d'elle, alors.